Vous n’irez pas à l’école aujourd’hui
Cinquante ans plus tard, j’entends encore ces paroles. Nous sommes fin septembre. L’école n’a repris que depuis quelques semaines. Où avons-nous passé l’été? Je ne sais plus. Il faudrait consulté l’album de famille pour savoir s’il en a gardé une trace. Quant au mois d’août, sans doute avec les copains de classe ou du foot à la plage sur les bords de la Loire ou à faire des courses de bicyclettes.
Vous n’irez pas à l’école aujourd’hui.
Il devait être huit heure vingt, peut-être vingt-cinq. L’école Paul Bert n’est qu’à quelques pas de la maison, une location au marchand de vin qui à son hangar un peu plus haute, rue de la gare. Une petite maison, mais qui me semblait très grande, un jardin, trois caves dont celle remplies de boulets de charbon qu’on remplissait de la rue par le soupirail et un garage pour la deux-chevaux Citroën, celle qui nous emmenait en vacances et à la pèche.
Vous n’irez pas à l’école aujourd’hui.
Celui qui prononce cette phrase est le correspondant du journal local auquel collabore aussi notre père pour le football, le cyclisme et le billard. Des articles écrits chaque dimanche envoyé en hors-sac accompagnés d’une pellicule photographique. Mon père avait une Rétinette Kodak, un appareil vingt-quatre trente-six, léger mais rustique. Le hors-sac, vous ne savez pas ce que c’est. Mon père allait à la gare, donnait à l’employé des postes, les PTT comme on disait à l’époque, un paquet marqué «Hors-Sac» qui contenait article et pellicule que l’employé mettait hors du sac des lettres. À Nevers, le siège du journal, un coursier venait récupérer le paquet dès l’arrivée du train.
Vous n’irez pas à l’école aujourd’hui.
Il a l’air grave, le monsieur qui prononce cette phrase. Ne pas aller à l’école devrait être une bonne nouvelle. Pas de cours d’allemand avec un fumeur de pipe qui nous faisait lire la langue de Goethe dans des textes écrits en lettres gothiques, autant dire illisibles. Pas de cours de maths avec ce professeur qui roulait en Simca Aronde, une belle auto au faux air d’américaine, et qui avait la manie de se curer l’oreille avec son auriculaire qu’il essuyait sur sa blouse. Pas de cours de français avec ce maître qui marchait de long en large entre les rangées de table, frappant lourdement ses chaussures à bouts ferrés sur le sol en pierre et qui s’écriait avec délectation «Dictée» provoquant une vague de découragement totale parmi les élèves.
Vous n’irez pas à l’école aujourd’hui.
Je finis par comprendre que quelle chose de terrible s’était produit. J’ai pensé, je crois, machinalement à ma mère hospitalisée à Paris depuis quelques jours pour une opération au cerveau. Le savais-je alors? Je ne sais pas. Il me revient en mémoire que quelques jours avant de partir à Paris, je l’ai entendue hurler, hurler si fort que je suis rentré sans frapper dans la chambre des parents, cette pièce ou je n’allais jamais. Elle était dressée sur son lit, un bras levé comme cherchant à écorcher le plafond, les doigts crispés dans la douleur, la bouche déformée par un horrible rictus et ce cri qui semblait de jamais finir. Qu’ai-je fait alors? Je ne sais plus. Me suis-je approché d’elle. L’ai-je touché. Me suis-je enfuit? Quelqu’un est-il venu? Ma grand-mère sans doute qui habitait la chambre du rez-de-chaussée. Ce que je sais aujourd’hui c’est que c’est ce visage fut le dernier que je vis d’elle.
Vous n’irez pas à l’école aujourd’hui.
Je suis resté un moment dans l’entrée. J’ai du posé mon sac d’écolier par terre. Mon père a du finir par arriver. Il a dû nous dire que nous reverrions jamais plus notre mère. Où a-t-il trouvé le courage de prononcer ces mots. Je ne lui ai pas posé la question, même beaucoup plus tard. Il faut toujours demander sinon cette mémoire disparaît et ne reste que du vide, rien qu’on ne puisse imaginer, pas de mots.
Vous n’irez pas à l’école aujourd’hui.
J’ai du remonter dans ma chambre, deux petits lits. Celui de mon frère et le mien près de la porte. J’ai encore en mémoire quelques moments de cette journée et de celles qui suivirent. Avec ma cousine, nous regardions en se moquant, les passants dans la rue. À l’église, mes camarades de classe traversent la nef avec une couronne de fleurs. À la sortie du cimetière, ma grand-mère me frotte le visage d’un mouchoir enduit de camphre.
Quelques jours plus tard, il fallut retourner à l’école. Les professeurs évitaient de me poser des questions, jusqu’à ce que l’un d’entre eux, plusieurs semaines plus tard, me dise que la mort de ma mère ne pouvait être un éternel prétexte à ne pas faire mes devoirs.
New-York/ 2015