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Rue de la Habana 

 

«Là où je suis, là est ma patrie». John Winkler en avait fait sa maxime préférée rendant à Erasme un hommage bien mérité. Bernardo, son ami de toujours, qui préférait «Tu es chez toi partout où tu accroches ton chapeau» lui avait conseillé le sud du Portugal, il s’était donc installé au nord de l’Espagne . Il connaissait trop bien les méthodes de ses employeurs. Bernardo finirait par avouer ce qu’il savait. Un millier de kilomètres ne le mettrait à l’abri que pour quelques temps.

Une baie balayée par la tramontane à une encablure de la France lui avait paru une planque tranquille en attendant l’été où, dans la foule des touristes, il espérait passer encore plus inaperçu qu’en ce début de mois d’avril

Pour ne pas laisser de traces, il s’était arrêté à Rosas. Il avait fait la traversée sur le Don Pancho, un promène-couillon qui vomissait tous les jours sa cargaison de touristes. Les moins impotents s’engouffraient dans les rues pavées de la vielle ville, dépensaient quelques euros en mauvaise poterie ou panamas d’imitation, s’enivraient d’indigeste sangria et finalement repartaient à leurs locations hebdomadaires au milieu d’Allemands repus de bière. Quand à dix-huit heures la sirène avait retentit pour appeler les retardataires, John avait déjà réservé une chambre au Rocamar. Le Don Pancho avait effectué son demi-tour, suivit le chenal balisé de bouées rouges et vertes et avait disparu derrière la pointe du phare de la Sebolla.

Quelques jours passés au seul hôtel ouvert en cette saison lui avait suffit pour trouver une maison à louer face à la mer. Bien que ses moyens financiers lui permettait de s’offrir un palace dans toutes les capitales du monde, John avait préféré un lieu plus ordinaire au confort plus spartiate, au décor plus banal, au chauffage minimaliste mais placé de telle façon qu’il pouvait épier tout mouvement suspect. Accolé à la montagne, le petit chemin discret qui menait directement au parking avait fini par le séduire d’autant que le loueur semblait lui-même en ignorer l’existence.

Il lui avait fallu apprendre la vie de ce petit village catalan rythmé par les cloches de l’église Santa Maria, une construction du XIIe siècle creusée dans la montagne. L’heure entière était annoncée par quatre coups, puis, avec un autre son plus scandé, autant de coups que marquait la grande aiguille. Enterrements, messes vêpres et glas finissaient de ponctuer à grandes envolées la quiétude de cette ancien port de pèche connu pour ses anchois et les frasques d’un peintre surréaliste.

De sa chambre, John Winkler pouvait voir la mer. Par forte tramontane, l’horizon blanchissait d’écume, le Cucurucu semblait un iceberg errant au milieu de la baie. Deux séjours en Colombie lui avait appris quelques rudiments d’espagnol. Mais ici on parlait le catalan. Les grands journaux se déclinaient dans cette langue et en castillan. Les soirs où jouait le Barça les cafés débordaient d’aficionados, éclusant bière sur bière, mais étaient vides, la télévision éteinte ou ignorée quand c’était le Real. Les commerçants faisaient plus d’effort à comprendre son espagnol rudimentaire que celui d’un madrilène. Après tout, papallona valait bien mariposa et rossinyol, ruiseñor. Il s’amusait à forcer le ton avec un Bon Dia avant de désigner du doigt ce qu’il voulait acheter et de quitter le magasin sur un Adeu bien marqué.

On était un lundi. Le marché envahissait le rio. Pendant sa ronde, le policier municipal semblait plus attentif à la qualité du serrano ou la fraîcheur des dorades qu’à l’authenticité des montres Gucci ou des sacs Vuitton. John Winkler n’achetait que s’il pouvait glisser dans ses poches. Il ne pouvait pas se permettre de se priver d’une main. Il lui fallait toujours rester attentif. La prudence lui dictait de rester chez lui. Mais le marché était le seul événement du village, le seul lieu où il se sentait protégé par cette foule compacte et ces allées encombrées de charrettes. Où il fallait être patient, marcher à pas lents, contourner les vieilles catalanes encore de noires vêtues qui parlaient fort avec d’amples mouvements de bras, enjamber les laisses des chiens, éviter les cabas.

Pour retourner chez lui, plusieurs rues étroites s’offraient à lui. Il préférait emprunter la Carrer de Santa Margarida qui montaient à l’église. Une rue couverte de pierres posées sur leur tranche, chaque marche bordurée d’une raie de peinture blanche. Après l’église on dépassait une maison en ruine envahie par les chats puis la pizzeria de César. Il pris à gauche la Calle Santa-Maria qui menait à la plage de Port Doguer qu’aucun plan n’orthographiait de la même façon.

Puis la Riba Pitxot et son arche célèbre depuis que Dali l’avait fixée sur la toile. Quelques bars à tapas bordaient la route de la corniche. Passé le virage la façade du bar de la Habana vous transportait à Cuba. Même fermé, il s’en exhalait un parfum de tropique. On s’imaginait en panama et costume de lin blanc, sirotant un mojito, écoutant des airs de musique cubaine, le cœur envahit d’une nostalgie et l’âme d’un grand écrivain. En passant devant les grilles closes, on croyait entendre le bruit du glaçon qui se dissous dans le rhum ou la voix de Julia entonnant La Cumparsita. «Cada dia conta mejor». Lui aussi s’y efforçait dans son métier.

John Winkler avait arrondi son imperméable sur son bras gauche. Son bras libre se balançait au rythme de ses pas. Ses chaussures en semelle de crêpe ne raisonnait pas sur le bitume. Un bruit de moto se fit entendre derrière lui. Le ralentit devait être particulièrement bien réglé car le ronronnement du monteur était à peine perceptible. Tout le contraire des scooters que tous les habitants semblaient posséder pour se déplacer dans la ville, le panier des courses ou le chien posé sur le repose-pied.

Le reflet de la moto dans la vitrine de la Habana le mit en alerte. John savait comment cela allait se passer. La moto le dépasserait d’un bon mètre. Le sicario assis à l’arrière se retournerait pour vérifier si la cible était la bonne et n’aurait plus qu’à dégainer son arme et tirer. Après le bar, la rue se rétrécissait légèrement. À gauche une petite ruelle sans nom descendait jusqu’à la mer. Puis on passait devant une maison bordée de l’émergence du rocher sur lequel était construite toute la ville, telle une grosse verrue. Des grilles en fer forgé torsadé barraient toutes les fenêtres, ce qui lui faisait penser à Tolède alors qu’il n’y était jamais allé,

Au numéro treize, un linteau en pierre dans lequel était gravé l’année 1733 surmontait la porte. La rue s’élargissait à nouveau. Des marteaux représentant une main de femme portant une grosse bague pendaient à toutes les portes. Il restait encore quelques équerres auxquelles autrefois on suspendait les poubelles. Un peu plus loin, une fenêtre sortait du mur, cerclée de barreaux et chapeautée d’un dôme de plâtre. Encore quelques mètres et il passerait devant une faïence où huit personnages esquissaient les pas d’une sardane. Sur le toit deux dauphins, un bateau, un coq et un hibou ornaient une girouette. Ensuite un carrefour renvoyait les automobilistes vers le centre ville à gauche ou vers la plage de Llane Petit vers la droite. Ils devraient agir avant de passer ce croisement.

John maintint son allure. Lentement, sa main droite glissa sous sa veste pour prendre son calibre 12, un petit revolver particulièrement efficace à courte distance. La moto s’approcha puis le dépassa. Comme prévu, le passager se tourna vers lui. Mais à peine avait-il esquissé le geste de pointer son arme que John lui logea une balle dans la tête. Le bruit et la chute du tueur fit basculer la moto sous laquelle le conducteur se retrouva bloqué. John avança lentement. Le pilote avait relevé sa visière. Leurs regards se croisèrent. Avec l’air de regretter son geste, il tira à bout-touchant.

Il avait appris que le vétérinaire du village coupait systématiquement les oreilles des chats. John aurait du se méfier du vieil homme qu’il venait de croiser tenant dans ses bras un angora argenté et aux oreilles intactes. Il l’avait vu le poser doucement à terre. Il n’avait pas réagi non plus quand, à la place du greffier, l’homme tenait un Parabellum, une arme très précise à la distance qui les séparait.

La première balle le toucha au cou. Il sentit la chaleur du sang couler le long de son dos. Il aurait voulu qu’un souvenir surgisse. Un souvenir de première fois. Il comprit que le sang qu’il perdait effaçait peu à peu sa mémoire. Rien ne lui revenait. Sa première chute à bicyclette. Son premier lacet noué par lui seul. Sa première glace. Son premier film dans une salle de cinéma. Son premier assassinat. Le vieil homme n’avait pas bougé. Son chat se lovait à ses pieds. La deuxième balle le toucha au cœur. Les cloches de Santa Maria se mirent à sonner. John se dit qu’il serait peut-être enterré dans le joli cimetière de Port Lligat et qu’elles sonneraient pour un charnego comme lui. “Viva la muerte” se dessinaient sur les lèvres du vieil homme. La troisième explosa son crâne et tout devint noir.

Cadaqués, avril 2013

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