Les trois pharaons
Il était une fois trois pharaons au royaume d’Osiris. Den, Adjib et Sémerkhet formaient un groupe d’amis inséparables. Ils n’avaient pas grand chose à faire et trouvaient l’éternité un peu longue même avant la fin.
Heureusement parmi eux, Adjib avait pris l’habitude de leur raconter des histoires aussi drôles que possible. Une par jour pour combler le temps qui s’écoulait tel une clepsydre bouchée.
- Je vais vous raconter une histoire qui s’est déroulée il y a un peu moins de vingt mille ans. À cette époque, les hommes vivaient dans des grottes pour se protéger de la pluie et des bêtes féroces qui peuplaient leur région.
Un jour, un des habitants de la grotte _ j’ai oublié son nom _ était parti chercher de l’hématite, la même pierre que nous utilisons pour teinter l’eau. Il avait avec lui une petite coupelle creusée dans un tronc d’arbre et une grosse pierre pour broyer l’hématite.
Il en avait déjà récolté une bonne dose quand un rhinocéros laineux fonça vers lui. Pour ne pas perdre tout le travail de sa journée, il vida la coupelle dans sa bouche, jeta la coupelle et la pierre et se mit à courir vers sa grotte.
Épuisé mais sauf, il s’appuya sur la paroi de la grotte pour reprendre son souffle quand un autre homme apparu. Il lui demanda si tout allait bien, tout en lui assénant une bonne claque dans le dos. Le pauvre homme qui respirait déjà fort mal, fatigué de sa course et de la poudre qu’il avait dans sa bouche, expulsa l’hématite sur sa main.
Et quand il retira sa main, son empreinte se dessinait sur la paroi.
L’histoire fit le tour de la tribu et le lendemain tout le monde, hommes, femmes, enfants se mirent à laisser les traces de leurs mains sur les murs de la grotte.
- Que faites-vous là? intervint l’homme le plus vieux de la grotte.
- On ne sait pas, mais ça les rendra fous dans vingt mille ans!
À cette fin, nos trois pharaons s’esclaffèrent et le rire ne les quitta plus de toute la journée.
Le lendemain, Den, Adjib et Sémerkhet se retrouvèrent comme d’habitude pour une nouvelle journée d’éternité. Se souvenant de l’histoire racontée la veille par Adjib, Sémerkhet dit:
- Et si nous en faisions autant?
- Autant quoi? répondu Den.
- Eh! bien, l’histoire de la grotte et ce qui les rendra fou dans vingt mille ans.
Et chacun partit dans son coin pour réfléchir.
- Voilà, dit Sémerkhet. Seuls les pharaons et les scribes savent lire nos hiéroglyphes et dans cinq mille ans ou peut-être moins, plus personne n’en connaîtra la signification. Sauf si on laisse une trace bien visible qui permettrait de les déchiffrer.
- Et quelle genre de trace proposes-tu? dit Adjib.
- Une pierre gravée avec les trois langues que nous connaissons. Nos hiéroglyphes, l’égyptien démotique et le grec. Mais avec bien sûr quelques inversions, inventions, incongruités, absurdités.
- Et qui va fabriquer cette pierre?
- Un scribe. Au prochain passage de la barque nous dirons le texte à Nefou ou à Hemi pour qui le transmette au scribe royal.
Quand Khououiou, le scribe royal, écouta le texte, il se dit que les hiéroglyphes ne voulaient rien dire. Mais le texte venait du royaume d’Osiris, ce qui avait la valeur d’un ordre sacré.
Selon les indications fournies par nos trois pharaons, les trois versions du texte furent gravées sur une stèle en granodiorite et déposée dans un petit village dans le delta du Nil. Ce petit village s’appelait Rosette.
La suite vous la connaissez tous. Des milliers d’années plus tard, Anglais et Français se disputèrent la stèle et un natif de la ville de Figeac en proposa la traduction en affirmant haut et fort: «J’en fais mon affaire.»
Son affaire! Et nos trois pharaons du royaume d’Osiris en rigolent encore.
Figeac - 2021