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L'enterrement de Pierre 

 

Jonathan n’aimait pas particulièrement les églises. Mais cette fois, il n’avait pas pu y couper. Non que ce fut son propre enterrement bien qu’il soupçonnait ses frères et sœurs de lui réserver ce dernier affront en exposant son cadavre au regard du crucifié.

Sa sœur aînée se signait en permanence. Son frère organisait ses voyages selon l’horaire des messes des villes qu’il traversait. Quant à sa petite sœur, elle aussi très catholique, elle avait déjà divorcé deux fois et on la voyait plus souvent avec ses amants qu’avec ses maris. Elle passait son temps à renter et sortir la croix qui pendait à son cou et qui, inévitablement, venait s’incruster au milieu de ses seins devenant ainsi l’unique point de fixation de ses interlocuteurs.

Jonathan s’était placé au fond de l’église dans laquelle régnait un froid de gueux, comme si quelqu’un souhaitait une mort imminente à tous les participants. Pierre, son ami d’enfance, était mort quelques jours plutôt à l’âge de 38 ans. L’invitation à cette messe l’avait laissé sans voix. Il partageait avec lui une même et redoutable répulsion pour toutes les religions. Pierre était mathématicien, Il répétait sans cesse la réponse faite par Laplace à Napoléon qui lui demandait «Et Dieu dans tout ça». «Sire je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse» ou cette citation d’Euclide: «Ce qui est affirmé sans preuve peut être nié sans preuve».

Jonathan n’avait pas vu Pierre depuis quelques années. La vie les avait éloigné petit à petit, chacun dans sa famille, son travail. Au début il se téléphonait encore régulièrement. Puis ce furent des mails de plus en plus espacés. Jusqu’à cette petit annonce annonçant sa mort. Jonathan avait longuement hésité avant de se décider à venir. Il avait eu peur de croiser des regards de reproches ou de n’avoir rien à leur dire que les banalités d’usage.

Il se souvenait des soirées passées avec Pierre. Au milieu de la table, un tronc volé dans cette même église servait à recueillir un franc à chaque fois que l’un ou l’autre utilisait une expression religieuse. Un franc pour «Dieu merci», un franc pour «Bon dieu de merde», pour «C’est du pain béni» ou «Ni d’Ève ni d’Adam», et même un franc pour «Adieu». La cagnotte servait aux provisions de cognac. Leurs discussions tournaient de plus en plus fréquemment sur la religion. Jonathan se définissait comme un homme parmi la communauté des hommes, un mammifère omnivore parmi plus de sept milliards d’individus, ne voulant pas s’identifier à un groupe en particulier. À ceux qui lui demandait s’il croyait en Dieu, il se lançait dans une grande explication grammatical.

- Si tu crois en Dieu, la phrase «Je crois en Dieu» tient debout. Mais «Je ne crois pas en Dieu» est bancal sinon absurde. Ne pas croire en ce que tu es capable de nommé, ça n’a pas de sens!. C’est comme quand on me demande si je suis catholique. Je répons : «Je suis». Les autres y voient une appartenance quand j’y vois une exclusion. Si je dis «Je suis catholique» je restreins la communauté à laquelle j’appartiens à une partie de l’humanité. C’est la même chose avec «Je suis athée», d’abord là aussi c’est idiot grammaticalement. Si je suis athée c’est en opposition à ceux qui croient en une divinité religieuse quelconque, donc implicitement je reconnaîtrais l’existence. Non, «Je suis» me suffit amplement.

L’église était très délabrée. Une partie des bancs était condamnée par un vulgaire ruban de chantier. Au-dessus, une méchante fissure lézardait tout le mur. De nombreux vitraux avaient été remplacés par de simples planches de contre-plaqué. Seules les peintures des quatorze stations du chemin de croix semblaient valoir la visite. Pourquoi quatorze se demanda Jonathan. Pourquoi pas dix comme les dix commandements. Ou douze comme les apôtres. Mais quatorze, sept de chaque coté. Un nombre impair dans un lieu où l’ordre et la symétrie était la règle.

Jonathan se pencha sur son voisin pour s’enquérir de la soudaine conversion de Pierre. Il lui expliqua qu’en tant que statisticien, il se devait de prendre en compte toutes les probabilités. Et bien qu’elle fût infime et renonçant à ses convictions de toujours, celle de la vie dans l’au-delà méritait bien qu’on s’y arrêtât.

Sept milliards d’homme, cinq mille espèces animales, trente millions d’espèces d’insectes, dix milles espères d’oiseaux, cinq cent systèmes solaires, quatre milliard d’étoile dans la voie lactée, six mille milliards de milliards de milliards de bactéries. Et tout ce qu’on ne connaissait pas encore. Tous ces chiffres mis bout à bout avaient ébranlés les certitudes de Pierre. Dans ces mauvais jours, après la mort de son fils, Pierre se disait qu’à tout instant, à chaque seconde toutes les choses se passaient: des naissances et des morts, des viols et des rires, des tortures et des baisers, des coups et des caresses. Il passait son temps à écrire des équations, des probabilités. Un jour que je lui parlait de dieu, il m’avait simplement répondu : «Pourquoi pas?». C’est statistiquement possible. C’est comme ça que petit à petit, il s’est dit qu’après sa mort, il trouverait l’équation finale. C’était devenu une certitude et il voulait mettre toutes les chances de son côté. Voilà ce qu’il me disait, quelques mois avant de mourir.

- Qui aurait pu imaginé poser un pied sur la lune, creuser un tunnel sous la Manche, téléphoner sans fil. Voir, il voulait voir. Voler dans des avions sans pilote, habiter entre la terre et la lune, guérir toutes les maladies, regarder la montée des océans, compter vingt milliards d’êtres humains. Rester en vie à tout prix, regarder le monde se réinventer, se surpasser…

Il passait le plus clair de son temps à jouer au Rubik’s Cube. Quarante-trois trillions de positions possibles. Une vie ne pourrait suffire à les passer toutes en revue.

Le voisin fit un signe de croix. Jonathan en conclut que la messe était finie et pensa, que maintenant que Pierre était mort, il ne pourrait jamais avoir la réponse.

Jonathan dut reconnaitre qu’il faisait plus froid dehors que dans l’église. Se souvenant du mouchoir imbibé de camphre que sa grand-mère lui avait plaqué sur le visage lors de l’enterrement de sa mère, il renonça à aller au cimetière et partit marcher le long de la Loire.

Paris, 2012

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