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Il était une fois 

 

Il était une fois…

Elle n’arrivait pas à dormir. Les ronflements de son mari envahissaient la chambre. Les chut!, les coups de coude ne lui faisait émettre que de vagues grognements en même qu’il se tournait dans le lit emportant avec lui le drap, la laissant nue. Elle gagnait à chaque fois quelques secondes de répit et de silence. Elle lui dira plus tard qu’elle ne l’avait jamais entendu ronfler aussi fort. Peut-être le vin blanc avec les langoustes achetées la veille au village chez le pêcheur. Dans ce calme éphémère sa perception des moustiques se faisait plus aiguë. Le téléphone indiquait cinq heures dix. Dans une cinquantaine de minutes il allait faire jour. Elle se leva, noua un pagne autour de sa taille. Elle sortit de la chambre, referma doucement la porte et alla s’accouder à la balustrade de la terrasse. Dans la baie, un trois-mâts levait l’ancre. On ne voyait pas le village, seulement la baie dans laquelle mouillait toutes les nuits une quarantaine de bateaux; des voiliers de location, quelques catamarans et parfois un de ces gros bateaux de croisière qui font le tour des Antilles.

Pas une vague, pas une ride. Au loin, l’île de Monserrat enveloppée dans un nuage et à l’horizon quelques cotres qui descendaient vers Pointe-Noire ou Basse-Terre. Elle s’arrêta devant le miroir. Son visage que le soleil avait bruni la rassura. Elle soupesa ses seins qu’elle trouvait trop lourds, surtout celui de gauche. Elle se voyait vieillir sans plaisir et les regards amoureux de son mari n’y changeaient rien. De l’étendoir, elle décrocha un chemisier, l’enfila, saisit son sac, sa trousse à crayons, son carnet de croquis et d’écriture puis sortit. Elle réfléchit un moment pour savoir s’il elle prenait la voiture, un Daihatsu Terios d’au moins dix ans loué chez Lascar. Finalement elle partit à pied. Il ne fallait qu’un petit quart d’heure pour rejoindre le bourg.

Le jour se levait à peine et l’air était déjà chaud et humide. On entendait le ressac de la mer, ponctué de vagues plus fortes qui claquaient comme un coup de fouet en retombant sur le sable. Le village se réveillait à peine. Les gargotes étaient encore barricadées de volets en bois, de ceux qu’on cloue à l’arrivée des cyclones. Cependant on percevait déjà des bruits de verre et de vaisselle. On devait arranger les tables, préparer les petits déjeuners pour les touristes.

Après le port, une petite plage s’étendait jusqu’aux premières cabanes en bois. La barque orange et bleu s’appelait Lundi. Elle glissait doucement sur l’eau turquoise, son moteur un Yamaha Enduro 48 presque à l’arrêt. À son bord, quatre hommes. L’un deux, debout sur le pont, jetait des brindilles comme on jette une offrande. À côté d’elle, les équipages du Pa Kolé !!! et de Princess préparaient des barques équipées de voiles latines pour la course dominicale. Le Lundi mouilla près de la jetée. On nettoyait les filets de pèche, rejetant à la mer les plus petites prises aussitôt englouties par une colonie de pélicans. Elle sortit son cahier de croquis. Elle aurait préféré l’aquarelle, mais son pinceau, un Derwent numéro trois, d’abord bouché, laissait maintenant passer un trop gros débit d’eau. À son retour, il lui faudrait commander un numéro un, le plus fin. Elle choisit un feutre, un Staedtler zéro deux, et commença à dessiner les oiseaux. Un chien vint s’asseoir à côté d’elle, baillât puis repartit vers les cabanes.

Tout en dessinant, elle regardait ses mains, mouchetées de taches de vieillesse qui lui rappelaient celles de sa mère. Un signe de plus de son âge. Cela l’obsédait. Pourtant ici, les autres touristes semblaient de la même génération. De cet âge, que jeune, il lui semblait hors d’atteinte, comme si la vieillesse finalement reculait avec les années. Elle s’inquiétait plus de son mari. Une maladie, un récent accident, sa peur qu’il se sente vieux lui aussi. Faire l’amour avec lui la rassurait, la gardait en vie. Comme si une porte restait à franchir et tant qu’on se tenait en-deçà, l’âge et ses tourments, la silhouette qui s’amollit, les envies qui s’étiolent, les rêves qu’on oublie, n’avaient pas encore prises. Faire encore des choses, continuer à apprendre, se forcer quelque fois pour dépasser une paresse qui semblait inévitable.

Six heures sonna à l’église. Elle quitta la plage, emprunta la rue principale du village. Ce n’était qu’une succession de petites maisons colorées, de commerce de souvenirs, de restaurants, la plupart en bois, couvertes de tôle ondulées couleur de rouille entrecoupées de ruelles et de passages vers la mer. Parfois des cabanons en ruine affichaient leurs façades béantes ouvertes à tous les vents. La numérotation des habitations était très fantaisiste. Elle comptait vingt six maisons. La première portait le numéro 21, la dernière, qui sera démolie quelques jours plus tard, le 377. Ainsi on passait du 21 au 39, puis au 67, 81, 87, puis seulement six numéros dans la centaine, neuf dans la deuxième centaine, six encore dans la troisième. Près du monument aux morts vierge de toute liste de noms, deux jeunes hommes installaient un étal de légumes, patates douces, bananes plantain, ignames…, et une glacière dans laquelle refroidissaient des jus à base de gingembre. Ici cela sentait le cannabis. Plus loin, de la boulangerie émanait l’odeur chaude du pain frais. Les habitués prenaient leur café en terrasse, les équipages se provisionnaient en baguettes et se laissaient tenter par les Tourment d’amour une petite pâtisserie des Îles Saintes à base de coco. On y parlait l’anglais, le français ou le créole. On discutait pèche au gros, prix de la langouste ou du carnaval qui verrait parader dans quelques jours une demi-douzaine de groupes avant la finale à Pointe-à-Pitre.

Elle s’imaginait s’installer ici toute l’année. S’occuper à devoir choisir entre la plage de Grande-Anse ou celle de Clugny, entre déguster un poulet boucané, du porc à la sauce chien, un colombo de cabris ou se contenter d’accras et d’un ti’punch. Lire, dessiner et écrire. Mais non, il faudrait dans quelques jours repartir, affronter la grisaille et la froidure du continent, tenter de conserver le plus longtemps possible de la visage hâlé comme un provocation aux amis et aux collègues. Elle se promettait de revenir. Elle savait déjà la maison à louer, les excursions à faire, les îles à visiter. Encore un voyage qu’elle demanderait à son mari de lui promettre. Il dirait oui. Elle sourirait de sa réponse, l’embrasserait. Rassurée.

Une à une les boutiques s’ouvraient. On en sortait les présentoirs de cartes postales, de paréos ou de robes en madras. À côté du poste de police, un indien déchargeait une cargaison de légumes et de fruits. Bananes, fruits de la passion, goyaves, mangues, ananas… s’étalaient sur des claies de bois entre deux maisons aux murs parés de peintures naïves représentant des femmes dans des bananeraies ou vendant du poisson. Le premier restaurant finit par ouvrir en même temps que les premiers rayons du soleil réussirent à passer au dessus du morne. Dans quelques minutes l’air frais que renvoyait la baie s’échaufferait. Il allait falloir chercher l’ombre pour éviter les morsures du soleil. La patronne redressa les chaises et passa rapidement un coup d’éponge sur l’unique table posée sur le sable.

Elle s’assit face à la mer, ouvrit son carnet et commença à écrire. « Il était une fois une pelote de laine… »

Deshaies - Janvier 201

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